Carla Baltus, présidente du Medef Mayotte depuis deux mandats, d’AL’MA (filiale immobilière d’Action Logement), propriétaire de l’entreprise de transports CMTB, qui compte plusieurs dizaines de bus et plus de 4 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021…
Cette dynamique entrepreneure aux multiples casquettes, d’origine guyanaise, fait la parallèle entre les deux départements français aux grands potentiels mais minés par les mêmes maux.
Entretien exclusif réalisé par notre partenaire Mayotte Hebdo.

Mayotte Hebdo : Vous êtes de fait l’une des personnes qui connaît le mieux les deux territoires que sont la Guyane française et Mayotte. Deux départements qui sont les plus pauvres de France, et qui essaient de se développer tant bien que mal. Quelles similitudes et différences voyez-vous entre les deux territoires ?

Carla Baltus : On pourrait penser que la Guyane est beaucoup plus avancée du fait de la base spatiale, mais les deux sont en voie de développement. C’est bien plus avancé que Mayotte en termes d’infrastructures. La fracture numérique est une expression que l’on a en commun, comme l’immigration clandestine, parce que les frontières sont incontrôlables. La Guyane c’est 84 000 kilomètres carrés, presque un sixième de la France. Disons qu’il y a des choses sur lesquelles on peut être en avance d’un territoire à l’autre. Quelque chose qui m’avait choqué, c’est l’hôpital de Cayenne, auquel celui de Mayotte n’a rien à envier. Après, on a des difficultés d’affrètement, pour commander des pièces, autant à Mayotte qu’en Guyane. La cherté de la vie est aussi un point commun, se loger dignement est très cher en Guyane comme à Mayotte. Il y a plus de choix en Guyane mais toujours pas assez de logements, et la vie reste chère.

Mayotte Hebdo : Penchons-nous sur la situation macroéconomique de Mayotte, qui reste pauvre mais aussi l’un des départements les plus dynamiques, notamment en termes de création d’entreprises, avec des pouvoirs publics qui ne suivent pas toujours cet élan. Comment, en tant que présidente du Medef local, analysez-vous ce contexte ?

Carla Baltus : Il y a énormément d’opportunités parce que ça se développe. En 2012, on a Internet, donc beaucoup de services qui viennent, qui se créent, parce que ça répond à la demande. On voit de nouveaux secteurs d’activité comme la livraison, une plus grande facilité pour travailler, ce qui fait que beaucoup de choses se digitalisent. Donc ça veut dire qu’on gagne en performances. En fin de compte, c’est juste arriver au niveau des autres, mais à notre échelle, c’est extraordinaire.

Ensuite, la difficulté pour les entreprises, c’est toutes les crises qu’on subit. Si on dit 2011, 2016, 2018, 2020, le Covid, Wuambushu cette année, l’eau, le Caribus… Chaque année, un chef d’entreprise à Mayotte doit créer une ligne crise, anticiper au mieux et prévoir des périodes mortes où son activité va baisser, où les salariés ne viendront pas, seront en retard ou contre-performants. L’autre difficulté, à Mayotte, c’est qu’il y a beaucoup de chefs d’entreprise qui ne sont pas assez formés, informés.

« La convergence doit accompagner tout le monde, et surtout pas tuer l’emploi »

Mayotte Hebdo : Notamment du point de vue digital ?

Carla Baltus : Oui, et puis règlementaire, parce que beaucoup de choses vont arriver, les Prud’Hommes, parce qu’on connaît pas bien le Code du travail… Donc ce sont des dossiers qu’on risque de perdre parce qu’on n’a pas de service RH en interne. Il y a peut-être des choses qui fonctionnaient avant mais qui ne passent plus car les salariés connaissent leurs droits. C’est pour ça qu’il est important de se former pour un chef d’entreprise. En 2018, on est passé de 30% à 100% de l’application du Code du travail, avec l’obligation d’avoir un CSE au-dessus d’un certain nombre de salariés. C’est plein de choses qu’il faut apprendre, qu’il faut mettre en place, dont certains ne sont pas conscients parce qu’ils ne sont pas informés.

Mayotte Hebdo : Je voulais justement vous demander quelles étaient les ambitions du Medef à Mayotte, actuellement et à l’avenir, j’imagine que la formation en fait partie ?

Carla Baltus : Oui, parce qu’on a une responsable emploi formation, qui est un emploi détaché du national, parce que la formation des dirigeants, c’est important. Donc on va continuer sur ce volet, comme sur celui de la jeunesse, parce qu’on voit bien qu’à Mayotte, il y a des problèmes d’attractivité, mais pour que les entreprises soient performantes, il faut des cadres et des salariés qualifiés, donc il faut miser sur la formation. On se dit que demain, les jeunes d’ici ont plus de chances de rester que d’autres personnes de venir, dans les conditions actuelles d’insécurité. L’insécurité est le plus gros frein, pour moi, notamment sur les transports scolaires, si je parle de mon secteur. Quand vous voyez un jeune avec une hache qui saccage un bus, c’est juste incroyable, insoutenable, impardonnable.

L’ambition du Medef, c’est de permettre aux entreprises de se développer, que ce soit dans la région et ailleurs, comme je l’ai fait en Guyane : à La Réunion, aux Antilles, en métropole… Je pense que des entreprises en ont le niveau, donc nous devons les rendre ambitieuses, pérennes performantes et dynamiques. On pousse aussi nos adhérents à aller vers l’innovation. Par exemple, avec le Covid, on s’est rendu compte que les centres de formation n’étaient pas très digitalisés. On les a aidés et ils ont pu continuer à garder le contact avec leurs stagiaires, continuer la formation à distance, alors que ce n’était pas dans les us et coutumes.

La convergence a un coût pour les entreprises. On ne veut pas la freiner, mais nous devons aussi protéger les entreprises, sensibiliser les acteurs, les salariés, l’État, que la convergence doit accompagner tout le monde, et surtout pas tuer l’emploi, parce qu’on a assez de chômage comme ça à Mayotte. C’est un gros volet sur lequel on travaille. Maintenir des dispositifs fiscaux, tels que le CICE [Crédit d’impôt compétitivité et emploi, NDLR] majoré qu’on a actuellement, une grande victoire du Medef. Et aller vers des dispositifs d’accompagnement, d’exonération de charges patronales, pour donner plus de pouvoir d’achat aux salariés tout en gelant les charges.

 

Mayotte Hebdo : Récemment, vous êtes aussi devenue la présidente d’AL’MA. Quelles sont vos missions sur ce mandat ?

Carla Baltus : C’est un gros travail des partenaires sociaux, dont le Medef, avec Action logement. Ce travail a permis de cette filiale qui va permettre de construire des biens de haute qualité et abordables pour les salariés et jeunes travailleurs. Pour moi, c’est aussi une fierté, car le poste de président est défini au niveau national. C’est Bruno Arcadipane, le président d’Action logement, qui a soutenu ma candidature. C’est une preuve de confiance. Une grande fierté aussi de siéger avec les partenaires sociaux et de pouvoir soutenir notre directrice générale, Delphine Sangoneyi. Maintenant, on doit répondre aux besoins, être complémentaire de la SIM, et sûrement pas concurrents, avec de nouveaux produits, une nouvelle vision. C’est quelque chose qui nous tient à cœur.

Mayotte Hebdo : Vous ne craignez pas le cumul de fonctions ? Ça n’impacte pas votre efficacité ?

Carla Baltus : En fin de compte, même si on a l’impression que j’en fais beaucoup, j’ai abandonné beaucoup de mandats. Quand en 2009, j’ai commencé à intégrer le Medef, grâce à mon mentor, Monsieur Michel Taillefer, j’étais déjà dans le syndicalisme, quand je faisais le taxi. Le Medef m’a permis d’avoir une autre dimension. Quand j’ai commencé, les gens ne voulaient pas occuper les mandats, alors que le Medef est très sollicité, que ce soit à Pôle emploi, au Césem, l’ADIE, l’ARS…

Mayotte Hebdo : Pourquoi ne voulaient-ils pas ?

Carla Baltus : Parce qu’ils veulent se concentrer sur leurs affaires et se disent que c’est une perte de temps. Moi, personnellement, ça m’a forgé, j’ai beaucoup appris, ça m’a aussi permis d’être force de proposition parce que je voyais tous les secteurs, et je comprenais le fonctionnement juridique des lois, des ordonnances, des décrets, des ministères concernés. Du coup, je n’ai pas autant de mandats qu’avantet j’estime aujourd’hui être à l’équilibre, c’est à dire que j’arrive à gérer toutes mes entreprises à distance, parce que j’ai aussi formé mon personnel, donc je délègue, mais aussi le Medef, car j’ai aussi deux permanentes : la déléguée générale et la responsable emploi formation, qui font un travail formidable.

« Mayotte n‘est pas attractif, les personnes ne veulent pas venir »

Si j’ai été manager de l’année en 2015, c’est parce qu’il y a eu toute cette préparation, et c’est pour ça que je me suis sentie capable d’être présidente du Medef en 2018. On me l’avait proposé avant, mais je ne me sentais pas prête. C’est mon travail de management qui paye et qui me permet aujourd’hui de faire tout ça. Je ne devrais pas en faire plus, ça c’est certain. Après, même si je me suis développée, je suis toujours restée autour de mon secteur. J’ai expérimenté d’autres choses, notamment l’hôtellerie, mais c’était un peu hôtel d’une douzaine de chambres, rien d’extraordinaire. Dans mon autoécole Fast line, je suis associée. Il y a toujours une connexion avec la mobilité. Je dis la mobilité parce que demain, on pourra prétendre à des transports que terrestres, mais ça reste dans mon secteur d’activité qui est de transporter les gens.

 

Mayotte Hebdo : Vous n’hésitez pas, depuis plusieurs années, à prendre la parole sur des sujets de société. Le premier que nous pouvons aborder est la place des femmes dans le monde du travail mahorais. Elles sont de plus en plus nombreuses à accéder à de hauts postes et à créer leurs entreprises, outre les petits doukas. Diriez-vous que l’économie mahoraise se décloisonne ?

Carla Baltus : Je pense que l’économie à Mayotte est atypique, dans le sens où plus de 54% des entrepreneurs sont des femmes. La femme a toujours eu sa place et son rôle dans dans l’économie, pas que les nouvelles générations. Il y a des personnes qui ont toujours été sérieuses dans leur entreprise, c’est normal que de plus en plus de femmes se distinguent. Il y a aussi beaucoup d’actions qui ont permis de mettre en valeur la femme et ça peut inspirer, donner envie et c’est normal. On est dans l’évolution normale des choses.

 

Mayotte Hebdo : Vous parliez plus tôt de la délinquance, qui impacte les entreprises, les conditions de vie des salariés, mais aussi le tourisme et les investissements extérieurs. Avez-vous des preuves de cette réticence à s’installer ou investir à Mayotte ?

Carla Baltus : Parfois, des personnes nous approchent au Medef, mais on n’entend plus parler d’eux parce qu’ils se rendent compte que ça ne sera pas évident. Dès qu’on veut faire des investissements, la sécurité coûte cher. Il y a des problèmes de foncier aussi, le territoire est petit. Et puis, même si on a tout ce qu’il faut, la plus belle usine du monde, est-ce qu’on aura les ingénieurs pour la maintenance des machines ? La bonne DRH pour gérer tout le monde ? Des techniciens qui voudront venir s’installer ? On se rend compte que Mayotte n’est pas attractif, les personnes ne veulent pas venir. J’ai un mécanicien de haut niveau qui passe ponctuellement dans mon entreprise qui me dit : « J’ai beaucoup de propositions à très haut salaire. Si j’étais célibataire, je viendrais, mais là j’ai ma femme et ma fille, je ne viendrai pas ». Les gens ont peur pour leurs enfants qui vont à l’école, parce que l’enfant va voir des choses horribles. Et malheureusement, il y a aussi des gens qui quittent Mayotte parce que leurs gamins ne seront plus à l’école primaire privée mais au collège, et c’est trop dur, ce que les enfants vivent.

 

Mayotte Hebdo : Le Medef a-t-il un rôle à jouer dans l’attractivité du territoire ?

Carla Baltus : On participe à tous les ateliers, on fait des propositions. On est aussi un donneur d’alerte pour dire qu’il y a trop d’insécurité, qu’il faut plus de forces de l’ordre. C’est le rôle qu’on joue quand on demande des facilités fiscales pour certains corps de métier parce que Mayotte ne serait pas attractive sinon. Si vous avez un professeur qui a le même salaire en Guyane ou à Mayotte, il va choisir la Guyane. Les gens qui font face à l’insécurité veulent une compensation.

 

Mayotte Hebdo : Quelle est la situation de la délinquance en Guyane ?

Carla Baltus : En Guyane, ce qui m’a choqué, ce sont les armes à feu, que l’on n’a pas encore ici. Donc c’est très violent quand ça pète. Sinon, c’est Mayotte il y a 10 ans en matière de délinquance juvénile. C’est-à-dire que si on laisse pourrir la situation, Mayotte deviendra un peu comme la Guyane. Après, c’est une plaque tournante de la drogue, chose que Mayotte n’est pas, donc les violences sont aussi dues aux règlements de comptes.

 

Mayotte Hebdo : Que pense la présidente du Medef de l’opération Wuambushu ?

Carla Baltus : Volontairement, je ne fais pas de commentaire politique, je ne serais pas dans mon rôle. Par contre, je dis que c’est une opération qui donne de l’espoir, et c’est aussi une démonstration que si on avait plus de forces de l’ordre à Mayotte, on arriverait à contrôler un peu mieux le territoire et on rendrait la vie un peu plus paisible, parce que ça permettrait de reprendre les habitudes qu’on n’a plus : sortir le soir, aller faire son sport… Concernant l’habitat, ça met aussi en évidence que Mayotte manque cruellement de logements très sociaux, qu’il faut trouver des solutions pour loger tout le monde dans des conditions dignes. Enfin, concernant le volet immigration, Mayotte ne peut pas supporter 500 000, 600 000, 700 000 personnes, donc il faut trouver des solutions pour que ça soit soutenable.

 

Coupures d’eau : « On n’acceptera plus de vivre les mêmes problématiques l’année prochaine »

 

Mayotte Hebdo : Un mot sur les coupures d’eau. Nous allons passer à quatre puis cinq coupures hebdomadaires. Comment, à l’échelle de votre entreprise, vous adaptez-vous, pour le lavage des véhicules par exemple ?

Carla Baltus : On ne lave pas les véhicules aussi souvent qu’avant, c’est sûr. Après, on préconise les économies, plutôt prendre un petit seau que de laisser couler le tuyau. On demande aux conducteurs de faire des efforts. Concernant Mayotte, c’est une vraie catastrophe. Le préfet nous a dit, quand on l’a invité au Medef cette année, qu’il n’y aurait pas d’eau cette année, qu’il faut donc l’économiser au maximumpour que ça dure le plus longtemps possible. Mais on n’acceptera plus de vivre les mêmes problématiques l’année prochaine, parce qu’on voit bien qu’il faut une deuxième usine de dessalement, une troisième retenue collinaire, donc il faut lancer les travaux maintenant pour que 2024.

 

Mayotte Hebdo : Des mesures comme un retour du chômage partiel ou de plus en plus de télétravail sont-elles à prévoir ?

Carla Baltus : Le souci du chômage partiel, c’est que si vous l’utilisez, vous ne travaillez plus. Et nous les entreprises, on veut travailler, il ne faut pas qu’on nous en empêche. Ne pas trouver de solutions, c’est nous empêcher de travailler. Donc le chômage partiel, c’est bien parce que ça permet de maintenir les emplois, mais quand les gens ne sont plus au travail, ils perdent en efficacité quand ils reprennent, il faut reprendre le rythme, les habitudes, donc ce n’est pas une solution que de maintenir les gens à la maison sans travailler. D’autant que le chef d’entreprise n’est pas couvert, il n’y a pas de chômage pour lui, alors qu’il a besoin de garder son salaire, de vivre, comme un salarié.

 

Mayotte Hebdo : Certains chefs d’entreprise demandent justement une aide financière pour affronter ces coupures d’eau, sous forme de compensation ou de dégrèvements. Vous joignez-vous à eux ?

Carla Baltus : Oui, même si un restaurant ou une boutique est fermée, il y a un loyer à payer, des crédits, des choses qui sont fixes. Pendant le Covid, le fonds de solidarité aidait à hauteur de 200 000 euros maximum, car l’État était conscient que les entreprises ne travaillaient plus. Aujourd’hui, dans certains secteurs d’activité, ces coupures d’eau sont comme le COVID, on est empêché de travailler, et une baisse de chiffre d’affaires qui est énorme, qui peut aller de 20 à 70%, et c’est la mort de certains. On a quelques adhérents qui nous font remonter leur détresse parce qu’ils ont une forte baisse de leur chiffre d’affaires, de la fréquentation des clients. Si ça dure d’ici la fin de l’année, ça va être dramatique. Ce fonds de solidarité, on l’a demandé depuis l’année dernière concernant l’insécurité. Quand on voit ce que ça coûte de protéger nos entreprises…

 

Mayotte Hebdo : Où sera Carla Baltus dans cinq ans, et que fera-t-elle ?

Carla Baltus : Très bonne question. Si tout se passe bien en Guyane, je ferai ce que je fais aujourd’hui. Sinon, je serai à 100% pourcent Mayotte. Je répondrai toujours aux marchés de transport pour lesquels je me sentirai en capacité de répondre, que ce soit en Guyane, dans les outre-mer. Ce sont ces réponses qui diront où je serai, mais en tout cas ce sera toujours dans les transports, c’est sûr et certain.

 

Mayotte Hebdo : Outre ces opportunités, vous n’avez pas d’ambitions particulières ?

Carla Baltus : Non, je souhaite continuer la présidence du Medef, voilà. Après, avec le temps et l’âge, il y a des propositions qui peuvent tomber, on ne sait pas de quoi est fait l’avenir.

 

Mayotte Hebdo : Ces opportunités pourraient être politiques ?

Carla Baltus : Oh, la politique, pour l’instant je ne m’y vois pas, mais je ne dis pas non !