Nous avons rencontré le CEO du Groupe Rogers au sommet du bâtiment du même nom en plein Port Louis. Si ce grand groupe diversifié a de quoi impressionner, son leader surprend par son empathie et la bonne énergie qu’il dégage. Une personnalité à l’image de son groupe : puissant mais restant à échelle humaine, respectueux de son Histoire et résolument tourné vers l’avenir.
Propos recueillis par Alexandre Karghoo et Jacques Rombi
D’emblée, nous questionnons Philippe Espitalier-Noël sur la santé du groupe après deux années de crise Covid. Pour lui : « Nous avons été pragmatiques, exigeants et disciplinés dès que cette crise a commencé à se profiler. Ainsi, j’avais convoqué tous les grands managers du groupe quelques jours avant le premier confinement. Nous avons engagé un grand débat entre environ 170 personnes afin de nous organiser au mieux : comment gérer la décroissance et surtout comment nos équipes pourraient garder le moral. Ces deux questions ont été développées autour du programme VIVACIS, un projet interne qui a guidé nos actions ces deux dernières années. La bonne nouvelle c’est que nous avons pu constater avec cette épreuve que notre groupe était déjà engagé dans la résilience. Tous nos projets ont pu être respectés, nous avons opéré certaines rénovations, comme avec l’hôtel Alawi dans le secteur du tourisme, tout en nous organisant dans les autres secteurs. Notre prochain bilan devrait confirmer que nous avons retrouvé les chiffres de 2019. »
Alors que beaucoup d’entreprises ou de grands groupes ont révisé leurs stratégies et recherché de nouveaux relais de croissance, notamment à l’international, pour ROGERS la stratégie aurait été déjà parfaitement adaptée au contexte : « l’épreuve des deux confinements a permis de tester nos résiliences et de conforter nos positions, notamment avec nos enseignes commerciales. Je n’ai pas de scoop à vous annoncer sur un éventuel redéploiement ou investissement dans un nouveau secteur ou un nouveau pays. Rogers a toujours été ancré dans les flux humains et de marchandises et notre développement à l’international continue de manière régulière.
Ce que je peux vous dire aujourd’hui c’est que nous allons consolider ces implantations à Madagascar et en Inde. Quant à votre question sur de nouveaux relais de croissance, en Afrique par exemple où nous sommes implantés depuis 25 ans, nous allons continuer là aussi avec les méthodes qui ont fait leurs preuves, c’est-à-dire en s’appuyant sur des partenaires locaux et grossir avec eux après avoir une bonne connaissance du contexte local et bien analyser les prises de risque. Ensuite, au cas par cas, nous conserverons ces partenariats ou nous rachèterons… »
Les armateurs en ont certainement profité, est-ce raisonnable ou déraisonnable ?
Rogers est un opérateur important de la logistique, notamment à travers Rogers Aviation qui représente plusieurs compagnies aériennes opérant à Maurice. Velogic est aussi une filiale de Rogers, spécialisée dans la logistique. S’il y a bien un secteur qui n’est pas ressorti de la crise et impacte fortement les autres secteurs, c’est bien celui-ci. Les prix flambent et certaines compagnies maritimes profiteraient de la situation ? Ce à quoi répond le CEO de Rogers : « Ce que j’ai réussi à déceler de la complexité qui a émergé de la covid-19 c’est que nous nous sommes retrouvés avec un imprévu gigantesque par rapport à la logistique mondiale avec la fermeture des ports et les difficultés ambiantes sur le monde du travail sur ces lieux dits essentiels. On s’est retrouvé en 2019, dans une économie avec une connectivité que nous n’avons jamais eue avant, à l’arrêt. Il y a eu de vrais blocages, des disruptions d’envergure dans toutes les zones de transit avec une bonne portion de conteneurs dans des pays qui en consomment le plus et qui ne bougeaient toujours pas. Qui plus est, avec les dynamiques de consommation différentes, les commandes en lignes, les livraisons et incapacités de livraisons à domicile (…) il y a eu un chaos réel. »
Pour lui, cette situation inflationniste devrait perdurer, due à la forte demande, et surtout à cause des incertitudes causées par les différentes disruptions, menant à une augmentation mécanique des prix. « Comme les outils pour soutenir l’offre étaient pris au piège dans certaines situations, cela a pris beaucoup de temps pour retrouver un flux normal. Il y avait un excédent de demande sur l’offre et une grande période d’ajustement. Les armateurs en ont certainement profité, est-ce raisonnable ou déraisonnable ? Les armateurs ont tiré leurs épingles du jeu de manière intéressantes pour avoir de bons retours sur leurs bilans. Les autres opérateurs : portuaires, terrestres, de transit, ou les entrepôts, sont tributaires des armateurs. Puis, on se retrouve malheureusement en fin de cycle de normalisation avec la montée du prix du pétrole qui est un intrant non négligeable. Tant que le pétrole sera à ce niveau-là, je ne pense pas qu’on va se retrouver les prix pré-covid-19. Je pense que ça a profité aux armateurs, mais de là à dire que ce sont des abus ? Les comités de concurrence se sont penchés sur la question et à ce stade rien de concluant n’a émergé. »
« La bonne nouvelle c’est que la crise a favorisé le golf »
Le groupe Rogers est un acteur touristique important notamment avec ses hôtels Heritage (5 étoiles) et Veranda (3 à 4 étoiles). Nous avons demandé son avis sur quel type de tourisme à privilégier à Maurice : de masse ou exclusif ? Pour le CEO : « je pense qu’il est normal que les autorités et les acteurs essaient de retrouver les niveaux de fréquentation d’avant la crise car nous sommes dimensionnés pour ces niveaux de fréquentation. Toute ambition inférieure engendrerait des problèmes pour une partie importante des opérateurs. Je trouve louable et normal, voire nécessaire, qu’on aille vers cet objectif. Je pense que c’est important de continuer de le faire mais en tirant les produits vers le haut. »
Une stratégie payante pour l’industrie touristique demeure le golf : « La bonne nouvelle c’est que la crise a favorisé le golf. Dans le monde entier, on a vu un retour vers le golf. Aujourd’hui, l’espace c’est le luxe et s’il y a un sport qui en offre c’est le golf. » Ainsi le groupe ouvrira un deuxième parcours de 18 trous, à Bel Ombre, en 2023. « Je pense que l’île Maurice, destination golfique fait vraiment partie de notre offre et nous avons de belles cartes à jouer », avance-t-il.
Cependant, même s’il a intégré le développement durable et la transition écologique au sein de la stratégie du groupe, Philippe Espitalier-Noël pense que ces transitions représentent certains risques pour le pays : « Nous sommes contre la perception qui dit que l’aérien pollue énormément. Il est à moins de 3% des émissions mondiales alors que le numérique par exemple pollue plus avec près de 7% des responsabilités des émissions. Pourtant, la conscience collective et les connaissances qui prévalent font penser que c’est l’aérien qui cause davantage de pollution. On a deux sujets à traiter par rapport à l’impact du climat sur une île comme Maurice. Dans la catégorie des risques financiers climatiques, il y a les risques physiques liés aux intempéries et nous sommes à risque là-dessus, et le deuxième sont les risques de transition avec les risques associés à la conscience internationale pour réduire les émissions et l’émergence de règles et lois qui affecteraient un pays tiers. Par exemple une limite sur les arrivées aéroportuaires ou une taxe carbone sur les kilomètres parcourus par passager. Nous avons à jongler avec ces deux risques. »
Soulignons qu’un pays comme Maurice fait partie des pays les moins pollueurs par habitant*
ROGERS travaille avec une compagnie aérienne à l’élaboration d’un vol zéro carbone.
Questionné sur les performances du groupe en termes d’économie circulaire et de développement durable, son CEO tient à garder la tête froide. Si certains engagements peuvent être exemplaires pour Maurice, voire pour toute la région, pour lui l’urgence climatique doit nous inquiéter vraiment. Quels investissements pourraient être mis en œuvre ? là aussi, c’est l’incertitude qui règne.
« Dés que j’ai pris la présidence de Business Mauritius en 2017, j’ai pris peur en me penchant sur les dossiers liés au climat (Business Mauritius est une association indépendante qui représente plus de 1200 entreprises locales NDLR). Il faut reconnaitre qu’à ce jour personne ne sait comment gérer ce phénomène de réchauffement et de dégradation de la nature à grande échelle. Nos engagements sont bien réels et nous allons continuer dans ce sens, mais ROGERS n’a pas les moyens de combattre, il faut des efforts collectifs et simultanés.
Il y a bien des experts et des petits groupes bien éclairés qui comprennent ce qu’il se passe mais pas la majorité des gens. De notre côté, l’ensemble de nos 5000 employés sont sensibilisés en permanence et cela devrait faire école, mais il y a urgence.
Mais puisque vous recherchez un scoop, ce que je peux vous dire c’est que nous participons à étude actuellement. Comme nous venons d’en parler, il faut s’organiser car la destination risque de souffrir d’une baisse de fréquentation par ceux qui croient que les vols long courrier constituent une menace pour le climat. ROGERS travaille avec une compagnie aérienne à l’élaboration d’un vol zéro carbone. C’est-à-dire que l’impact carbone de chaque vol sera compensé par des actions de reboisement ou autres actions de crédit carbone. Nous testons des modèles actuellement car je pense que ça sera la règle dans 3 ou 4 ans »
A suivre dans nos colonnes…
*Emissions de gaz à effet de serre par habitant en 2020 :
U.E : 7.5 tonnes
Allemagne 8.9 tonnes
France 5.9 tonnes
Etats-Unis 13.68 tonnes
Maurice 4.11 tonnes (Statistics Mauritius).
Sources : European Environment Agency.
Un architecte d’opportunités
C’est ainsi que se définit Philippe Espitalier-Noël quand on le questionne sur sa vie personnelle, ses hobbies et passions.
Ce chef de famille qui vit au sein d’une grande famille (ses deux filles et les deux enfants de sa compagne), se dit d’abord passionné par son activité professionnelle : « mon job est une de mes passions et j’ai toujours développé un regard particulier sur les affaires. Pour moi il faut prendre plaisir en travaillant et construire en harmonie avec la Nature. Je suis un architecte d’opportunités et je ne comprends pas ceux qui détruisent facilement avant de reconstruire. Il faut s’adapter à notre environnement et notre patrimoine, non pas l’inverse ».
Il prend d’ailleurs plaisir à cultiver son propre jardin : « c’est une de mes passions, cultiver mon jardin tout en partageant beaucoup de temps avec ma famille… ».
Conscient de faire partie de ces privilégiés qui ont toujours fait les bons choix dans leur vie, le CEO est également pratiquant de nombreuses activités sportives comme la marche à pied, le ski alpin et les loisirs nautiques
Né en 1965, ce titulaire d’un BSc in Agricultural Economics de l’Université de Natal en Afrique du Sud et d’un MBA de la London Business School, a travaillé pour CSC Index à Londres en tant que consultant en gestion de 1994 à 1997 avant de se joindre au Groupe Rogers et ses quatre marchés desservis – FinTech, Hospitality, Logistics et Property, en 1997. Il a été nommé Chief Executive Officer (CEO) en 2007.
Philippe Espitalier-Noël est consul honoraire du Royaume du Danemark depuis mars 2004. Il préside depuis mars 2017, la Business Mauritius Sustainability and Inclusive Growth Commission qui s’attèle à rassembler la communauté des affaires afin d’encourager les pratiques durables à Maurice.