A 54 ans, le Group CEO du plus grand conglomérat du pays (et second de la région avec près d’un milliard d’euros de CA en 2020), répond à nos questions sur le développement stratégique du groupe IBL.
S’il reste amoureux de son pays et « fier d’être Mauricien », pour lui et les membres de son conseil d’administration, les relais de croissance sont à rechercher aujourd’hui à l’extérieur.
Propos recueillis par Alexandre Karghoo et Jacques Rombi
Photographie Fabien Dubessay
ITV parue sur notre édition JDA 7 (août 2022)
Le Journal des Archipels : Comment se porte le groupe IBL à l’heure de la reprise et le groupe emploie-t-il toujours 25 000 personnes ?
Arnaud Lagesse : Le groupe se porte bien. La période de la covid-19, même si elle a été douloureuse et pleine de challenges, a permis au groupe de se recentrer sur certaines activités. Nous avons fait le nécessaire pour restructurer les bilans, renforcer les équipes, recruter de nouveaux talents et licencier très peu. Nous sortons d’une période difficile de deux années avec des chiffres qui restent solides et des résultats qui montrent une meilleure performance que la performance « pré-pandémie », avec des activités pourtant pas totalement retournées à la normale. Concernant le chiffre d’affaires, nous étions à près de 42 milliards en 2019, 37 milliards en 2020-2021 et là on devrait remonter à 44-45 milliards cette année*.
Nous avons toujours 25 000 employés répartis à Maurice, aux Maldives, à La Réunion, au Kenya, en Côte d’Ivoire et quelques activités réparties au Brésil, en Roumanie, en Inde et en Chine. Nous continuons la diversification de nos activités. Au Brésil par exemple, nous engageons de petites opérations de tests pré-cliniques à Rio en accompagnant notre plus gros client qui est l’Oréal pour le CIDP (Centre International de Développement Pharmaceutique).
Nous avons lancé une activité d’énergie renouvelable et créé une équipe ex nihilo avec des compétences à trouver régionalement et à Maurice. Enfin, nous avons recruté un certain nombre de nouvelles fonctions, au siège, dans le département Sustainability notamment…
JDA : Le gouvernement a émis le souhait d’accueillir dès que possible le même nombre de touristes qu’avant la Covid-19 (1,3 million NDLR). En bref, on continue à privilégier un tourisme de masse. Ne devrions-nous pas au contraire miser sur un tourisme plus qualitatif (tourisme de luxe et écotourisme, par exemple) ? N’est-ce pas l’occasion de repenser le type de touristes que Maurice souhaite attirer ?
Quelle est la situation au niveau de l’hôtel Salt of Palmar, mis sous administration volontaire l’an dernier ?
AL : J’ai un point de vue un peu polémique évidemment. Nous sommes dans le haut de gamme et aurions tout à gagner à Maurice en limitant le nombre de touristes. La course au chiffre me fait peur. Je pense que nous pouvons faire aussi bien avec 800 000 voire un million de touristes. Les décisions gouvernementales depuis des décennies ont amené une explosion du nombre de chambres, et il faut désormais remplir ces plus de 13 000 chambres, dans différentes gammes. Des gens ont investi, comme nous, et je vois mal comment changer de politique aujourd’hui.
L’écosystème du secteur va plus loin que la simple chambre à remplir, ça touche celui qui vend une journée à l’Ile Plate, le vendeur de tee-shirts, le fournisseur de tomates… Personnellement je pense qu’il faudrait privilégier un tourisme de qualité. Mais comment limiter ? Je n’ai pas la réponse mais je constate aujourd’hui des taux d’occupation importants pour le haut de gamme, avec des gens qui passent plus de temps à Maurice et qui dépensent plus. Si le nombre de touristes augmente encore, ça va impliquer une pression sur les ressources naturelles, l’eau, la gestion des plages et du lagon… Je regrette que le budget national qui fait la part belle aux classes moyennes et basses n’ait pas engagé des réformes de fonds dans le tourisme.
Concernant le Salt of Palmar, il est sorti de l’administration volontaire. Cette période d’administration nous a permis de restructurer et mieux préparer une reprise. Aujourd’hui, ça tourne.
Salt est une des marques du groupe avec Tamassa et LUX*. Dans un portefeuille d’hôtellerie, c’est important d’avoir des marques qui représentent les gammes des hôtels. Notre positionnement dans le haut de gamme avec les hôtels LUX* est payante pour l’instant car depuis la reprise, c’est ce segment qui est le plus porteur. Nous avons un prix du billet prohibitif et il y a une certaine exclusivité du voyage. On voit que nos hôtels cinq étoiles prennent la part du lion alors que les quatre étoiles souffrent plus. La stratégie de croissance fait que nous allons positionner nos marques par rapport aux opportunités.
« Certains pays riverains qui n’ont rien à voir avec la pêche mettent des bâtons dans les roues »
JDA : Le groupe est un des leaders mondiaux de la pêche au thon avec son seafood hub et l’usine de transformation Princess Tuna.
Où en est-on avec le souci des quotas de la pêche au thon ?
Comment concilier pérennité de l’activité et maîtrise des stocks ?
AL : La réponse est simple. Vous ne pouvez pas vous inscrire dans une industrie qui implique investissements, emplois et développement de marchés à long terme, alors que la ressource est en diminution. Je pense que n’importe quel opérateur et pays riverains responsables devraient voir le bien-fondé de la gestion de la ressource, quitte à tasser un peu la pêche – et donc la production – pour pouvoir s’insérer dans le long terme. Aujourd’hui ce n’est pas le cas parce que certains pays riverains qui n’ont rien à voir avec la pêche mettent des bâtons dans les roues.
JDA : Il y a pourtant la commission des thons de l’océan Indien…
AL : Vous avez déjà vu des politiques capables de résoudre beaucoup de problèmes ? Et en même temps, quelle est l’alternative ? A chaque fois que nous arrivons au bord du précipice, il y a une espèce de prise de conscience mais c’est souvent trop tard. C’est alarmant, mais pas complètement, parce que le Skipjack (bonite à ventre rayé NDLR) est toujours en vert dans l’échelle des disponibilités.
Cependant nous demandons au gouvernement de faire attention. Nous sommes parmi les cinq plus gros opérateurs mondiaux et cette industrie emploie énormément de personnes et apporte beaucoup de valeur ajoutée au pays.
JDA : En terme de développement stratégique du groupe, trois pôles prioritaires ont été identifiés récemment : énergie – santé – régionalisation.
Commençons par les énergies renouvelables : quelle est votre vision à l’horizon 2030 ? Il ne s’agira probablement pas d’investir dans du photovoltaïque seulement. Quel sera le rôle d’IBL Energy ?
Où en est le projet de SkySails, ce kite pour produire de l’énergie ? Pourquoi cette discrétion au sujet de cet ambitieux et innovant projet ?
AL : Nous sommes le premier opérateur historique en énergies renouvelables à Maurice, depuis 1984, avec la transformation de la bagasse en électricité. C’est vrai que ces centrales ont été couplées au charbon et continuent de l’être. Maintenant que la technologie évolue, notamment dans le photovoltaïque, on voit qu’il y a un créneau à prendre. Les autorités régulatrices intègrent dans leur raisonnement les énergies renouvelables, nous sommes entrepreneurs et nous observons les opportunités, les technologies, les hommes et les compétences pour continuer sur notre lancée.
En fait nous sommes des cordonniers qui veulent se chausser correctement. Nous avons fait la ferme d’Alteo avec Quadran et nous sommes en plein appels d’offre pour d’autres projets à Maurice, mais aussi au Kenya, à Nairobi où une équipe travaille 24/7 pour développer le photovoltaïque là-bas. En bref, nous avons de belles ambitions de croissance locale et régionale.
SkySail est toujours une initiative en R&D (recherche et développement) qui fonctionne, un kite vole déjà du côté d’Olivia, dans l’Est du pays.
JDA : Concernant le pôle santé, quelle est la stratégie ?
AL : Nous sommes en plein développement à Maurice avec des initiatives de cliniques de jour et ambulatoires tant sur le nord que sur l’ouest de l’île. Nous avons pris récemment une participation dans la clinique du Bon pasteur et nous avançons sur une stratégie d’implémentation in-house et aussi chez le patient avec son accompagnement au-delà de la clinique.
Nous sommes aussi en train de nous développer dans la distribution médicale en Afrique de l’Est. Ca fait partie des objectifs qui relient les points de développement régional et ça intègre notre stratégie « IBL beyond borders ».
« Il y a de grosses réformes qui ne sont pas faites et ça m’inquiète. »
JDA : Le troisième point du développement stratégique porte sur la régionalisation du groupe. Ce qui pose indirectement la question de son avenir à Maurice.
Dans ce contexte d’internationalisation, l’île voisine de La Réunion est-elle attractive ?
AL : La Réunion est un marché intéressant avec un pouvoir d’achat attractif. Certes la fiscalité et le cadre administratif sont compliqués mais quand après analyse de tous les décrets qui permettent de défiscaliser ou de promouvoir l’investissement, le cadre reste intéressant. Nous avons aussi répondu positivement à l’initiative du président Macron quand il est venu faire la promotion de « Choose La Réunion » en 2019.
Concernant Maurice, le pays fait face à des challenges importants et n’est pas aidé par le contexte international actuel. C’est compliqué partout. Je trouve que le pays doit se réformer sur beaucoup de sujets. On ne s’attaque pas aux réformes de fonds qui feraient que demain serait meilleur même si ça peut être pénible aujourd’hui. On voit une inadéquation entre les besoins de l’emploi et de la formation. Maurice est une île trop isolée et toute la réforme de la logistique serait nécessaire. La santé est aujourd’hui prise en main par le privé. Et il y a aussi toute cette réforme sur la destination Maurice dont nous venons de parler. Le secteur des services financiers a été affecté par le blacklisting, des mesures ont été prises mais quand on voit ce qui se passe dans les courses hippiques, on est en droit de se demander si on n’est pas au bord d’un autre problème. Il y a de grosses réformes qui ne sont pas faites et ça m’inquiète.
Au niveau du groupe, on continue à soutenir le développement local, mais on réalise que la croissance se fera désormais beaucoup plus à l’international.
« Ne pas mettre les œufs dans le même panier »
JDA En résumé de notre entretien, il apparait que le contexte national semble compliqué aujourd’hui. Quelles conséquences pour le groupe ?
AL : Le groupe investit en Côte d’Ivoire et ailleurs. Au lieu d’investir ici, nous diversifions notre horizon avec un métier que nous connaissons, ailleurs, pour ne pas mettre les œufs dans le même panier. Dans le tourisme, c’est un bon exemple : quand le pays est resté fermé pendant 18 mois et que les hôtels n’ont pas travaillé, ce fut une catastrophe ! Aux Maldives, à La Réunion ou en Chine, grâce au marché intérieur important, nous avons pu continuer à travailler.
Aujourd’hui, beaucoup de groupes réfléchissent à cette diversification territoriale poussée par une certaine réalité économique, fiscale, le fait que les talents ne sont pas disponibles ou qu’il y a un exode de talents. Tout ça fait que nous allons chercher ailleurs. Sur l’exemple du marché du thon, nous continuons à jouer notre rôle, mais si demain on nous demande de mettre un milliard d’investissements, j’y réfléchirais à deux fois.
J’ai présenté à notre board il y a quelques mois une stratégie que j’appelle le IBL Beyond Borders strategy (« La stratégie IBL au-delà des frontières »). Je ne délaisse certainement pas le marché local – nous avons dépensé 2,8 milliards de roupies (près de 60 millions € NDLR) dans le LUX* Grand Baie qui remet Maurice au niveau des standards internationaux -, ceci étant dit j’ai une réflexion qui se porte de plus en plus sur l’international, parce que premièrement, le groupe est gros et arrive rapidement aux limites territoriales et de marché, deuxièmement pour diversifier les risques liés au pays.
IBL investit massivement au Kenya
A l’heure où nous bouclons cette édition, notre rédaction est informée d’une importante prise de participation d’IBL dans la chaîne de supermarchés kenyane Naivas. Une information qui confirme la volonté du groupe de se diversifier à l’international. Extraits : « Le Groupe IBL, aux côtés de ses partenaires Proparco, filiale de l’Agence Française de Développement (AFD) et DEG, filiale de l’institution allemande KfW Group, sont les principaux investisseurs du consortium qui a signé un accord pour acquérir 40 % des actions de Naivas International (Mauritius) Ltd(www.naivas.co.ke), qui détient 100 % des actions de Naivas Ltd, une chaîne de supermarchés leader au Kenya. Latransaction est soumise à certaines conditions.
Après avoir conforté sa position dans l’océan Indien, IBL a dévoilé, lors de son Analyst Meeting de novembredernier, sa stratégie « IBL Beyond Borders » qui mise notamment sur l’Afrique de l’Est. L’investissement dansNaivas est la première étape de cette nouvelle stratégie et représente l’investissement le plus important de l’histoirede IBL Ltd.
Dès l’élaboration d’ « IBL Beyond Borders », le premier conglomérat de Maurice a identifié le secteur de la grandedistribution comme l’un des axes d’investissement principaux de son expansion en Afrique de l’Est. En effet, le GroupeIBL possède une expertise de près de 30 ans dans ce domaine grâce à l’exploitation de la chaîne de supermarchésWinners, leader à l’Ile Maurice ».
*Un milliard de roupies mauriciennes valent environ 21,1 millions d’euros, début juillet 2022.
Plus d’informations sur les activités du groupe à lire sur notre site :
https://www.lejournaldesarchipels.com/2021/05/24/sadapter-a-la-nature-plutot-que-simposer/
https://www.lejournaldesarchipels.com/2022/05/09/developpement-durable-cidp-maurice-classe-parmi-les-entreprises-mondiales-les-plus-performantes/