Dans les objectifs de son programme d’élimination des requins tigres et bouledogues, présenté le 18 décembre 2019 en conférence de presse, le Centre Sécurité Requin (CSR) affirme qu’il s’agit d’« un programme respectueux de l’environnement [sic]». Et se vante « de contribuer à préserver l’ensemble de l’écosystème [re-sic] avec un impact minimal sur les autres espèces de prédateurs fréquentant les zones côtières où cette pêche est déployée ».
(1ère partie issue de LIBRE EXPRESSION de notre partenaire : parallèle Sud)
Désinformation coutumière à l’intention des médias. Les requins tigres et bouledogues, en tant que prédateurs apicaux, sont des maillons essentiels de l’équilibre des écosystèmes marins. Dire que leur élimination systématique contribue à préserver l’ensemble de l’écosystème est un mensonge éhonté. Quant à l’impact sur les autres prédateurs, voyez la suite.….
Du 29 mars 2018 au 12 août 2022, le CSR a capturé :
- 53 requins bouledogues (6% des prises),
- 310 requins tigres (36%),
- et 507 captures accessoires (58%) !
(cf. les statistiques de pêche sur le site http://www.info-requin.re ; l’Etat n’a commencé à publier les données de captures accessoires qu’en mars 2018).
Il y a donc en gros 10 captures « accessoires » pour un requin bouledogue tué.
Parmi ces très nombreuses captures accessoires, une bonne partie (86 soit 17%) étaient déjà mortes à l’arrivée des pêcheurs, ou ont été relâchées « fatiguées » (41 soit 8%) c’est-à-dire avec des chances de survie très faibles.
Nonobstant évidemment toutes celles relâchées « vivantes » mais qui sont mortes après le relâcher, des conséquences de la capture ou du fait de la prédation.
Or nombre de ces espèces sont déjà menacées d’extinction et inscrites à ce titre sur la liste rouge de l’UICN, comme par exemple :
- La raie pastenague à taches noires (Taeniura meyeni), vulnérable (60 individus capturés identifiés comme tels + 42 dont l’espèce reste non identifiée),
- La tortue verte (Chelonia mydas), en danger d’extinction (10 individus),
- La grande raie guitare (Rhynchobatus djiddensis), en danger critique d’extinction (40 individus),
- Et de nombreuses autres espèces de requins (133 individus) parmi lesquelles le requin marteau halicorne (Sphyrna lewini), en danger critique d’extinction (57 individus).
Le CSR affirme que parce qu’elles sont « en vie » au moment du relâcher, les captures accessoires survivent effectivement. Affirmation gratuite. Ledit CSR ne s’est jamais donné la peine d’entreprendre la moindre étude scientifique sérieuse à ce sujet : où sont les preuves ?
Dans la réponse qu’il nous a faite le 5 juillet 2022, le préfet précise :
« Le taux de survie est actuellement 82% et dans plus de 99% des cas ces animaux font l’objet d’un marquage. [….] le CSR peut déjà fournir un premier bilan :
- 222 animaux marqués sur 751 en date du 31 mai 2021, soit 29,5% de l’ensemble des espèces accessoires,
- 15 animaux recapturés ou redétectés [….] soit 7,2 % de recapture ».
Déjà ces données sont très approximatives : 29.5% de marquage, ce n’est pas « plus de 99% » (sic) ; et 15 sur 222 cela fait 6.75% de recapture. Avec 6.75% de recaptures seulement, pour un taux de marquage dérisoire, et alors même que la pêche est intensive (146 700 heures de pêche depuis le 29 mars 2018) on ne peut tirer aucune conclusion fiable. Ramené à 751 animaux, cela fait à peine 2%, c’est-à-dire rien !
De plus, le taux de mortalité des captures accessoires dont se glorifie le CSR (17-18%) est largement optimiste. Ainsi, depuis mars 2018 :
- Sur 72 carangues gros-tête capturées, 18 sont mortes et 7 relâchées « fatiguées »,
- Sur 57 requins marteaux halicornes capturés, 15 sont morts et 5 relâchés « fatigués »,
- Sur 35 requins sagrins capturés, 11 sont morts et 7 relâchés « fatigués »,
- Sur 21 murènes capturées, 11 sont mortes, et 2 relâchées « fatiguées » (….)
Soit des taux de mortalité de 25% à 52% pour les taux bruts, et de 35% à 62% si l’on y ajoute les individus relâchés « fatigués ». On est loin des statistiques rassurantes du CSR……
Nonobstant évidemment la question cruciale : que deviennent réellement ces captures accessoires après le relâcher ?
Un simple exemple : les tortues marines.
Toutes les tortues marines sont en voie d’extinction et protégées par arrêté ministériel. Le CSR en a capturé 10 en un peu plus de 4 ans. Selon lui, toutes ont été relâchées en pleine forme. Pourtant aucune n’a été recapturée (un point confirmé par le préfet)…..
Wilson et al. (2014)(1) précisent : « Chez les tortues, une hypoxie et un exercice prolongés peuvent entraîner des niveaux de lactate aussi élevés que 50,6 mmol/L et peuvent prendre de 4 à 15 h pour se résorber, période pendant laquelle les tortues se reposent et récupèrent à la surface, ce qui les expose à des blessures potentielles (ou à la mort) dues à des collisions avec des bateaux et à des prédateurs marins (Snoddy et al., 2009). »
Kélonia, le centre d’études des tortues marines de Saint-Leu, a signalé ces dernières années plusieurs attaques de requins tigres sur des tortues marines dans les eaux réunionnaises. Et ne cesse de tirer l’alarme à propos des collisions de tortues avec des bateaux. Alors, que sont devenues les tortues « du CSR » ?
D’ailleurs, et d’un point de vue strictement juridique, tout cela est-il franchement légal ?
L’article 3 de l’arrêté du 14 octobre 2005 fixant la liste des tortues marines protégées sur le territoire national interdit « sur tout le territoire national et en tout en temps » notamment la capture des tortues marines (article 3.I.). Et à notre connaissance, le CSR (donc l’Etat, sic) n’a jamais obtenu, ni même sollicité, de dérogation à cette interdiction. Alors quid ??
Autre exemple : les requins marteaux halicornes.
Depuis mars 2018 le CSR a pêché plus de requins marteaux halicornes (57), en danger critique d’extinction et notoirement inoffensifs, que de requins bouledogues (53), principale espèce impliquée dans les accidents.
Or, le CSR le reconnaît lui-même, le requin marteau halicorne est extrêmement sensible à la capture. Comme le précise le guide des bonnes pratiques du CSR, publié en septembre 2020 : « Intervention rapide, car animal très fragile, peut mourir en quelques minutes ! ».
Butcher et al. (2015)(2) exposent à ce sujet :
« Cette étude porte sur la mortalité des requins dans une pêcherie commerciale à la palangre en Australie. [….] Un total de 689 animaux répartis sur 22 espèces et incluant 18 élasmobranches ont été débarqués. [….] L’espèce et le temps écoulé sur la ligne après l’accrochage étaient les facteurs prédictifs les plus forts de la mortalité à bord du navire, les requins tisserands (Carcharhinus brevipinna), les requins à pointe noire (C. limbatus) et les requins-marteaux (Sphyrna spp.) présentant les taux de mortalité les plus élevés. [….] »
« Pour toutes ces espèces sensibles, la mortalité a commencé à se produire après 60 minutes d’accrochage. [….] les requins-marteaux, les requins à pointe noire et les requins tisserands sont des espèces à mobilité ventilatoire obligatoire, qui ont besoin d’un mouvement constant pour pousser l’eau à travers la cavité buccale et sur leurs branchies (Carlson et al., 2004). En plus des blessures et/ou du stress physiologique mortel dû à la lutte pour se libérer après la capture, la mobilité restreinte lorsqu’ils sont accrochés fait que les espèces à mobilité ventilatoire obligatoire sont soumis à l’hypoxie ou à l’anoxie, et généralement à la mort, après des périodes prolongées (Renshaw et al., 2011). »
Le comité des pêches de la Réunion, dans son rapport du 3 mars 2015 sur le programme d’abattage Cap Requin 1, ne peut que confirmer ce constat :
« Deux requins marteaux halicornes capturés ont ainsi été relâchés vivants, après avoir passé respectivement 20 minutes et 55 minutes sur la ligne de pêche après capture. Il n’existe pas de référence sur le taux de survie à moyen terme après relâche [….], mais l’intervention rapide du pêcheur constitue un avantage pour éviter l’accumulation de lactate dans le corps de l’animal, rédhibitoire pour sa survie après relâché. C’est surtout la durée du marquage qui doit être limitée au maximum pour cette espèce a priori très fragile (Butcher et al., 2014), le premier requin marteau halicorne relâché en janvier après 2h50 de manipulation aura sans doute eu du mal à survivre à moyen terme, le deuxième relâché en mai après 35 minutes aura eu sans doute plus de chances de survie. En tout état de cause, il convient de relâcher immédiatement les individus de cette espèce si les procédures de marquage ne sont pas optimisées. »
Le « délai de prise en charge » des captures imposé aux pêcheurs du CSR est de 90 minutes maximum. Il ne tient pas compte évidemment des retards, ou des impossibilités d’intervention sur site du fait par exemple de mauvaises conditions météo. Ni du temps nécessaire pour éventuellement marquer les captures accessoires. Alors il semble qu’en la circonstance, les prescriptions imposées par le préfet soient insuffisantes. Témoins les 15 requins marteaux halicornes retrouvés morts à l’arrivée des pêcheurs depuis mars 2018….
Enfin nous souhaiterions insister sur deux points.
L’un est trivial. Le CSR privilégie les opérations de pêche de nuit, pour essayer de capturer le plus de requins possible (en particulier les bouledogues). Il n’y a donc aucune visibilité sur le devenir des captures accessoires après leur relâcher dans l’eau.
Par ailleurs, pour souligner sa « transparence », le CSR affirmait lors de sa présentation aux médias en décembre 2019 : « des observateurs indépendants embarquent régulièrement afin d’évaluer le respect du cahier des charges et des préconisations de pêche. Ils établissent des rapports trimestriels disponibles en ligne sur www.info-requin.re. Des synthèses régulières des opérations de pêche sont publiées mensuellement sur info-requin.re ».
On se reportera aux synthèses en question : le constat est édifiant.
Exemple pour la synthèse n°60 de mars 2022 :
- Sur 27 jours de pêche à Saint-Leu, 2 avec observateur,
- Sur 18 jours de pêche à St-Pierre, zéro avec observateur, etc….
Et tout est à l’avenant.
Quant aux rapports trimestriels des observateurs indépendants (RTO), ils précisent que les observations embarquées ont représenté depuis le 1er juillet 2018 entre 2.3% (valeur la plus faible, RTO n°8) et 9.6% de l’effort de pêche (valeur la plus élevée, RTO n°11) avec une moyenne à 6.5%.
En fait les sorties avec observateur embarqué représentent l’exception ! Alors où se situe la fameuse transparence ?
Faut-il s’étonner si les pêcheurs du CSR se sont rendus coupables de 174 infractions à la réglementation de la Réserve marine à l’occasion de pêches en ZPR 2A et en sanctuaires, des infractions évidemment commises en l’absence des observateurs ?
La question se pose : que se passe-t-il pour les captures accessoires en l’absence des observateurs ?
Un simple exemple : le RTO n°16 (période du 2/12/21 au 1/03/22), qui – curieuse coïncidence – affiche un taux de sorties avec observateur parmi les plus « élevés » (8.9%), mentionne en page 13 : « Non-respect de la relâche des prises accessoires vivantes. A la suite d’une opération de PAVAC, un requin marteau a été capturé. Le pêcheur n’ayant pas sa pince pour couper le bas de ligne acier à bord, l’individu a dû être relâché avec le bas de ligne acier et les hameçons piqués dans une nageoire et en bas de la bouche. Le requin n’a pas été ramené au bateau pour le marquer dans le but de ne pas le fatiguer d’avantage. »
Si cette capture apparaît bien sur la synthèse concernée du CSR (n°59, février 2022), les détails litigieux, évidemment négatifs en termes d’image pour le CSR, sont eux soigneusement occultés…..
Certes, nous dira-t-on, le CSR impose aux pêcheurs, comme prescrit dans le cahier des charges, de prendre des photos et vidéos de toutes les opérations de capture.
Mais curieusement, malgré l’accord explicite de la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) en date du 25 novembre 2021, et une procédure en cours au tribunal administratif, le CSR refuse farouchement de nous laisser avoir accès à ces photos et vidéos.
Bizarre, bizarre, comme c’est bizarre……
Didier Dérand
Collectif « Requins en Danger à la Réunion »
(1) Wilson S.M., Raby G.D., Burnett N.J., Hich S.G. & Cooke S.J. (2014) – Looking beyond the mortality of bycatch: sublethal effects of incidental capture on marine animals. Biological Conservation, 171, 61-72. https://doi.org/10.1016/j.biocon.2014.01.020
(2) Butcher P.A., Peddemors V.M., Mandelman J.W., McGrath S.P., Cullis B.R., (2015) – At-vessel mortality and blood biochemical status of elasmobranchs caught in an Australian commercial longline fishery, Global Ecology and Conservation, Volume 3, Pages 878-889, ISSN 2351-9894, https://doi.org/10.1016/j.gecco.2015.04.012