Champ des possibles ou chant des sirènes ?
La gestion des déchets s’entend d’un processus qui comprend la collecte, le transport, le tri et le prétraitement, la valorisation, et l’élimination. Dans notre contexte, chaque île dispose de son propre système de gestion des déchets. Ces systèmes ne sont pas tous au même niveau de développement, ce qui implique possiblement des risques sur la santé des populations et sur l’environnement. L’idée d’une régionalisation de la gestion des déchets dans l’océan Indien à l’instar de ce qui se fait entre certaines îles du Pacifique fait miroiter le rêve d’une indianocéanie (re)devenue eldorado environnemental.
Photographie : Fabien Dubessay
La question qui se pose est de savoir comment mettre en place ce partenariat inter-îles pour créer un cercle vertueux et gagnant-gagnant. C’est là toute la problématique ! Car au-delà de l’idéal, faire que ce projet prenne corps ne va pas sans soulever des difficultés sérieuses. De nombreux défis de gouvernance sont à relever pour mener à bien cette entreprise, au premier rang desquels se trouve celui de la sécurisation juridique.
La particularité de la situation de nos îles conduit le juriste à évoluer dans certain degré de flou et de complexité. Toute la difficulté réside dans le fait qu’il faille adopter une démarche qui soit à la fois multi-échelons, multi-réseaux et multi-acteurs. Cela est renforcé par la circonstance que le droit applicable est éclaté et disparate.
En substance, on constate que les textes représentent de véritables millefeuilles juridiques. Cela tient notamment au fait qu’il n’y a pas un droit du déchet mais un droit des déchets, avec plusieurs catégories et des régimes juridiques afférents. Il existe différents types des déchets, que ce soit par leur source (déchets ménagers et assimilés ou déchets des activités économiques) ou par leur propriété (inertes, biodéchets, déchets non dangereux et déchets dangereux), et en fonction du type de déchet, la règlementation applicable ne sera pas nécessairement la même, au niveau national, régional ou international.
La Convention de Bâle constitue le cadre de référence, avec des déclinaisons régionales…
Au niveau international, la Convention de Bâle du 22 mars 1989 sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination constitue le cadre de référence. À cela s’ajoute ses déclinaisons régionales, comme la Convention de Bamako du 29 janvier 1991 sur l’interdiction, le contrôle des mouvements transfrontières et la gestion des déchets dangereux en Afrique ou de certains règlements européens (pour la Réunion et Mayotte). Toutefois, le caractère protéiforme du déchet fait qu’il peut être également considéré par des textes spécifiques (comme par exemple la Convention MARPOL du 2 novembre 1973) ou par intégration dans des textes traitant d’autres thématiques corrélatives (comme la Convention de Rotterdam du 10 septembre 1998 ou la Convention de Stockholm du 22 mai 2001). Ces instruments s’appliquent de manière synergique, et la liste des textes n’est bien entendu pas exhaustive.
La même tendance s’observe au sein des droits nationaux où il existe une grande disparité du contexte juridique et institutionnel. De manière générale, seuls 2% des PEID du monde disposent d’une règlementation relative à l’économie circulaire*. Pour le reste, la thématique déchets se retrouve dans différentes législations relatives à la protection des océans, la santé publique ou les énergies renouvelables. On observe par ailleurs que les règlementations ne sont pas au même niveau de « maturité » en ce qui concerne les déchets. Certains territoires bénéficient d’un cadre juridique renforcé allant jusqu’à encadrer et favoriser l’économie circulaire (comme à La Réunion ou à Mayotte avec notamment la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire du 20 février 2020) et pour d’autres la règlementation des déchets est encore en émergence (c’est le cas des Comores et de Madagascar). À Maurice comme aux Seychelles, des dispositions ont été prises pour l’interdiction du plastique à usage unique. Cependant, le passage à l’économie circulaire implique de dépasser un mode de régulation par cloisonnement pour proposer une gestion intégrée du problème. Cela signifie donc que l’évolution du cadre juridique applicable au niveau national pourra demander des efforts plus ou moins grands selon les pays.
« Cette complexité est un frein au développement d’une initiative régionale. »
Par ailleurs, et au niveau institutionnel, une kyrielle d’acteurs ont vocation à intervenir, qu’ils soient du secteur public (organisations internationales, entités nationales ou locales), du secteur privé ou de la société civile. Si l’on connait le poids de certains acteurs (par exemple, une forte présence du secteur associatif à Madagascar), nous ne disposons pas à l’heure actuelle d’une cartographie générale permettant d’identifier concrètement qui fait quoi dans chaque pays. Or, cette question est déterminante car elle détermine la légalité des actions. Et cela mène naturellement à parler du fait que ces mêmes acteurs s’inscrivent dans des dynamiques et des logiques différentes : aux côtés d’une logique des échelons de nature verticale (i.e. international/régional/local) on a parallèlement une logique horizontale en réseau (avec des pays qui s’insèrent dans différentes organisations régionales, comme la COI, l’IORA, l’Union Africaine, l’Union Européenne, etc).
Cette complexité est un frein au développement d’une initiative régionale. Dès lors, comment trouver des solutions ? L’exemple de l’initiative Cleaner Pacific 2025 en tant qu’un instrument de gestion intégrée des déchets et des activités polluantes tend à l’optimisme en illustrant qu’un modèle régional est possible. Toutefois, les particularités de notre région ne sont pas les mêmes. Actuellement, la balance penche plutôt vers la gestion de proximité car les possibilités de transfert des déchets, lorsqu’elles sont possibles, demeurent extrêmement encadrées.
En ce sens, la convention de Bâle n’interdit pas les mouvements transfrontaliers de déchets de manière absolue, mais les encadre strictement par l’impératif de gestion écologiquement rationnelle ainsi que des procédures de contrôle et d’autorisation. Les déchets sont considérés en fonction de leur dangerosité, ce qui détermine en retour les limitations plus ou moins strictes dont mouvements transfrontaliers feront l’objet. Cependant, la Convention de Bamako va plus loin en interdisant toute importation ou exportation de déchets dangereux vers les États parties par les pays non-membres de l’Union Africaine (UA). Dans le même sens, le droit de l’Union Européenne interdit en principe l’exportation de déchets vers les pays non-membres de l’OCDE. Cela réduit donc les possibilités de flux entre les îles.
On pourrait envisager d’ajuster le droit en jouant sur la qualification de déchet.
L’établissement de critères communs pour la sortie du statut de déchet apparaitrait ainsi comme une alternative aux blocages actuels. Cependant, cette solution ne pourrait être envisagée que sur le long terme. D’une part, la sortie du statut de déchet impliquerait un alignement des législations des pays concernés sur celle de l’Union Européenne, plus exigeante. Cela prendra nécessairement du temps compte-tenu du fait que les droits nationaux ne sont pas au même niveau de maturité sur la question. D’autre part, pour déterminer quel objet ou substance pourrait en bénéficier, il faudrait disposer de connaissances complètes sur les gisements par pays, ce qui n’est pas encore le cas. Se posera également la question de la rentabilité économique d’un tel projet. Qui plus est, la crise sanitaire sans précédent à laquelle nous faisons face nous rappelle l’importance capitale de l’autonomie. Aussi, s’il fallait mettre en place une gestion des déchets à l’échelle régionale, celle-ci devra indubitablement prendre en compte cette nouvelle donne.
Ces éléments mènent à considérer que dans l’immédiat, la priorité est d’une part de disposer d’un diagnostic complet par pays (volumes, gisements, état de structuration des filières, panorama réglementaire, etc.) et de développer en parallèle des initiatives locales reproductibles dans les autres territoires. Les acteurs sont déjà pro-actifs sur le terrain, comme le démontrent le cas de Fourmize ou Ecowarrior à Maurice. Sur le moyen terme, il serait intéressant de développer un cadre de référence pour une gestion intégrée. Dans cette perspective, l’initiative du projet EXPLOI (Expédition Plastique Océan Indien) de la Commission de l’Océan Indien, qui vise le développement d’une économie circulaire en prenant comme point de départ la gestion de la pollution marine par le plastique, gagnerait à être élargie. De manière prospective, la solution à long terme pourrait consister à coupler les logiques top down et bottom-up. En top-down, un cadre de référence général et clair pourrait être établi. Si le cadre juridique actuel n’est pas favorable au transfert du déchet en tant qu’objet ou substance, il ne s’oppose pas au transfert des savoirs afin d’en améliorer la gestion. En ce sens, les articles 10 et 11 de la Convention de Bâle encouragent la coopération sur la sensibilisation du public, le développement de la gestion rationnelle des déchets et l’adoption de nouvelles techniques moins polluantes. Les articles 9 et 10 de la Convention de Bamako rendent possibles la coopération avec d’autres États à la condition que le de tels accords ne dérogent pas à la règle de gestion écologiquement rationnelle.
L’établissement de ce cadre commun entre les îles intéressées pourrait se faire au moyen d’un instrument stratégique dont le contenu comprendrait en substance les principes applicables et les objectifs à atteindre.
Les principes permettraient de fixer les grandes lignes de conduite (comme le principe de précaution, de prévention, pollueur-payeur), à charge pour les États de les mettre en œuvre, avec une importance particulière accordée au principe de non-régression et à la justice environnementale. En effet, il ne faudrait pas oublier que l’économie circulaire est avant tout un projet de société. Bâtir la transition écologique sans justice sociale et environnementale, c’est construire un colosse aux pieds d’argile. Il est donc impératif de replacer l’humain dans sa responsabilité de manière juste tout en lui donnant les moyens de l’exercer.
La mise en place, au sein de cette stratégie, d’une programmation devrait pouvoir répondre à cette interrogation en intégrant aux objectifs la mise en place (ou le renforcement) d’actions de coopération et de mécanismes d’incitation et de responsabilisation à destination du consommateur et du producteur. Le tout devrait idéalement être complété d’un mécanisme de transparence afin de faire le point sur l’état d’avancée vers la réalisation des objectifs. Cela permettrait la vérification de l’engagement réel de chaque État. L’objectif serait non pas de stigmatiser les mauvais élèves mais plutôt de mettre en commun ce qui a fonctionné et de proposer des solutions aux blocages avec des transferts de connaissances, de compétences et de fonds pour accélérer les choses.
Il ne s’agit là bien évidemment que de prospectives, mais avec de l’ingéniosité, de la persévérance et un brin d’optimisme, nous pouvons espérer parvenir à la mise en place d’un cadre régional adapté, fonctionnel et efficient.
*Voir le rapport de l’ONU Small Islands Developing States Waste Management Outlook de 2019.
*D’origine réunionnaise mais établie à Maurice, Aurélie MENDOZA SPINOLA est spécialiste du droit de l’environnement et du développement durable. Après un master en droit public à l’Université de la Réunion, elle intègre le master droit de l’environnement et du développement durable de l’Université de Nantes. Titulaire d’un doctorat en droit public/droit de l’environnement, elle est membre associée du Centre de Recherches Juridiques de l’Université de la Réunion et membre du WIOMSA (Western Indian Ocean Marine Science Association).