Avec la crise sanitaire subie depuis près d’une année, la question de la coopération régionale est plus que jamais d’actualité…
Cette crise va t’elle amplifier nos problématiques régionales de transport ou au contraire permettre de nouvelles opportunités ?
Nous avons interrogé Philippe Murcia*, expert en économie bleue pour l’Afrique sub-saharienne et les îles de l’océan Indien.
Pour lui : « Cette crise sanitaire provoque à la fois une aggravation de certaines problématiques dans le transport, mais génère aussi un électrochoc dans le tissu économique qui peut faire émerger des opportunités. Une étude que nous avons menée avec des experts de la Commission économique des Nations Unies montre qu’un euro investi dans l’économie bleue rapporte davantage qu’un euro investi dans une autre industrie. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous vivons sur des îles et nous sommes donc extrêmement dépendants de notre environnement marin que nous devons protéger car c’est notre richesse principale. Qu’il s’agisse de pêche, d’aquaculture, de transport maritime, d’industrie portuaire, de gestion de l’eau, de la magnifique biodiversité océanique, de tourisme, de ressources sous-marines, d’énergies de la mer, c’est un potentiel significatif de créations d’emplois dans des métiers traditionnels et innovants, donc de lutte contre la pauvreté ».
Photo : Philippe Murcia (DR)
« Un euro investi dans l’économie bleue rapporte davantage qu’un euro investi dans une autre industrie »
Le Journal des Archipels : Les grands flux de circulation maritime sont en train de changer : comment développer nos échanges inter-îles dans le cadre de ce nouvel ordre mondial ?
Philippe Murcia : Nous le répétons depuis des années : « l’union fait la force » et toutes ces îles du sud-ouest de l’océan Indien qui ont un potentiel import-export limité devraient conclure des accords maritimes inter-îles. Mais c’est l’inverse qui se produit, chacun se réfugie dans un marché interne qu’il tente de protéger à tout prix – c’est le cas de le dire – et on importe à la Réunion des carottes d’Australie et de Chine, aux Comores du sucre du Brésil, etc… au lieu de se fournir en succulentes carottes de Madagascar ou du sucre aux normes internationales disponible à Maurice par exemple. Il est vrai que les armateurs au long cours sont sans doute plus intéressés par des flux sur des longues distances qui équilibrent leurs voyages, que par des transports maritimes sur de courtes distances qui n’entrent pas dans leurs stratégies de globalisation. Il est compréhensible qu’ils s’adaptent à des flux du marché totalement déséquilibrés où l’import à destination des îles prime considérablement sur l’export. En conséquence, les navires porte-containers arrivent pleins sur les îles en provenance d’Europe mais repartent vers l’Asie car le volume de marchandises à embarquer est insuffisant pour revenir directement vers l’Europe. D’un transit time (délai de mer) de deux semaines à l’aller en provenance d’Europe on passe facilement pour le retour à huit semaines avec des containers (y compris réfrigérés) qui partent des îles pour transborder par exemple à Singapour avant de revenir vers l’Europe, bonjour l’empreinte carbone … !
La solution est donc de rechercher absolument un développement du transport maritime régional qui échapperait aux contraintes des grands armateurs et qui boosterait le développement des échanges inter-îles car les produits alimentaires dont on a besoin sont souvent là à proximité, à quelques heures de navigation…
« La solution est de rechercher absolument un développement du transport maritime régional »
JDA : Nos infrastructures portuaires sont souvent de grande qualité mais pas toujours exploitées à 100%. Comment changer la donne en optimisant nos échanges régionaux et capter plus de flux internationaux ?
P.M : Les infrastructures portuaires sont souvent de qualité et aux normes : Port Louis, Port Réunion, le port de Longoni et bientôt le port de Tamatave grâce à la réhabilitation financée par la coopération japonaise (JICA), mais ne répondent pas aux mêmes besoins des populations. Les transports maritimes inter-îles devraient bénéficier d’un régime spécial qui les allègerait de coûts portuaires dissuasifs pour les petites unités navales nécessaires à l’approvisionnement régional. C’est-à-dire que seul un volume massif de containers est aujourd’hui rentable pour une ligne régulière de navires de commerce et les retards de navigation entre les îles pendant les périodes cycloniques augmentent aussi le défi de la rentabilité. Le « business case » d’une ligne régionale mérite l’attention bienveillante de toutes les parties prenantes, car si nous continuons comme cela, rien ne changera et le déséquilibre restera là pendant des années.
Propos recueillis par Jacques Rombi
* Fondateur d’Ocean Company Consulting, ancien directeur régional du groupe CMA CGM et précédemment directeur général du Port d’Ehoala pour Rio Tinto QMM, conseille aujourd’hui le groupe malgache ENAC. Il est également expert en Economie Maritime auprès de la Commission des Nations Unies pour l’Afrique (UNECA). Il a fait partie du collectif qui a rédigé le livre « L’Economie bleue en Afrique : Guide Pratique ».